"Je rêve d'une Eglise Mère et Pasteur" pape François
Journal LA CROIX du 19-09-13
Le pape François a accordé un long entretien aux revues intellectuelles jésuites, dont « Études ».
Dans les meilleurs passages, que publie La-Croix.com, le pape jésuite se confie sur son parcours, sa manière de gouverner et sa vision de l’Église et de l’homme.
Il témoigne d’une Église qui accompagne les hommes jusque dans leurs blessures.
« Qui est Jorge Mario Bergoglio ? »
« Je ne sais pas quelle est la définition la plus juste… Je suis un pécheur. C’est la définition la plus juste… Ce n’est pas une manière de parler, un genre littéraire. Je suis un pécheur. Si, je peux peut-être dire que je suis un peu rusé, que je sais manœuvrer, mais il est vrai que je suis aussi un peu ingénu. Oui, mais la meilleure synthèse, celle qui est la plus intérieure et que je ressens comme étant la plus vraie est bien celle-ci : je suis un pécheur sur lequel le Seigneur a posé son regard. (…)
Venant à Rome j’ai toujours habité rue de la Scrofa. De là, je visitais souvent l’église Saint-Louis des Français, et j’allais contempler le tableau de La Vocation de saint Matthieu du Caravage. Ce doigt de Jésus… vers Matthieu. C’est comme cela que je suis, moi. C’est ainsi que je me sens, comme Matthieu. C’est le geste de Matthieu qui me frappe : il attrape son argent comme pour dire : “Non, pas moi ! Non, ces sous m’appartiennent !” Voilà, c’est cela que je suis : un pécheur sur lequel le Seigneur a posé les yeux. »
La Vocation de saint Matthieu, par le Caravage (église Saint-Louis-des-Français, Rome).
« J’ai besoin de vivre ma vie avec les autres »
« La communauté est pour moi vraiment fondamentale. (…) J’ai choisi de m’installer (à Sainte-Marthe) car, quand j’ai pris possession de l’appartement pontifical, j’ai entendu distinctement un “non” à l’intérieur de moi. L’appartement pontifical du Palais apostolique n’est pas luxueux. Il est ancien, fait avec goût ; mais pas luxueux. Cependant, il est comme un entonnoir à l’envers. S’il est grand et spacieux, son entrée est vraiment étroite. On y entre au compte-gouttes et moi, sans les personnes, non, je ne peux pas vivre. »
Le temps du discernement
« Nombreux sont ceux qui pensent que les changements et les réformes peuvent advenir dans un temps bref. Je crois au contraire qu’il y a toujours besoin de temps pour poser les bases d’un changement vrai et efficace. Ce temps est celui du discernement. Parfois, au contraire, le discernement demande de faire tout de suite ce que l’on pensait faire plus tard. C’est ce qui m’est arrivé ces derniers mois. (…)
Mes choix, même ceux de la vie quotidienne, comme l’utilisation d’une voiture modeste, sont liés à un discernement spirituel répondant à une exigence qui naît de ce qui arrive, des personnes, de la lecture des signes des temps. Le discernement dans le Seigneur me guide dans ma manière de gouverner. Je me méfie en revanche des décisions prises de manière improvisée. »
« La consultation est essentielle »
« Au départ, ma manière de gouverner comme jésuite comportait beaucoup de défauts. C’était un temps difficile pour la Compagnie : une génération entière de jésuites avait disparu. C’est ainsi que je me suis retrouvé provincial très jeune. J’avais 36 ans : une folie ! Il fallait affronter des situations difficiles et je prenais mes décisions de manière brusque et individuelle. Mais je dois ajouter une chose : quand je confie une tâche à une personne, je me fie totalement à elle ; elle doit vraiment faire une grosse erreur pour que je la reprenne. Cela étant, les gens se lassent de l’autoritarisme. Ma manière autoritaire et rapide de prendre des décisions m’a conduit à avoir de sérieux problèmes et à être accusé d’ultra-conservatisme. (…)
Je partage cette expérience de vie pour faire comprendre quels sont les dangers du gouvernement. Avec le temps, j’ai appris beaucoup de choses. Le Seigneur m’a enseigné à gouverner aussi à travers mes défauts et mes péchés. C’est ainsi que, comme archevêque de Buenos Aires, je réunissais tous les quinze jours les six évêques auxiliaires et, plusieurs fois par an, le conseil presbytéral. Les questions étaient posées, un espace de discussion était ouvert. Cela m’a beaucoup aidé à prendre les meilleures décisions.
Maintenant j’entends quelques personnes me dire : “Ne consultez pas trop, décidez”. Au contraire, je crois que la consultation est essentielle. Les consistoires, les synodes sont, par exemple, des lieux importants pour rendre vraie et active cette consultation. Il est cependant nécessaire de les rendre moins rigides dans leur forme. Je veux des consultations réelles, pas formelles. La consulte des huit cardinaux, ce groupe consultatif outsider, n’est pas seulement une décision personnelle, mais le fruit de la volonté des cardinaux, ainsi qu’ils l’ont exprimée dans les congrégations générales avant le conclave. Et je veux que ce soit une consultation réelle, et non pas formelle. »
« Sentir avec l’Église »
« L’image de l’Église qui me plaît est celle du peuple de Dieu, saint et fidèle. C’est la définition que j’utilise souvent, et c’est celle de Lumen gentium au numéro 12. L’appartenance à un peuple a une forte valeur théologique : Dieu dans l’histoire du salut a sauvé un peuple. Il n’y a pas d’identité pleine et entière sans appartenance à un peuple. Personne ne se sauve tout seul, en individu isolé, mais Dieu nous attire en considérant la trame complexe des relations interpersonnelles qui se réalisent dans la communauté humaine. Dieu entre dans cette dynamique populaire. (…)
Sentire cum Ecclesia (sentir avec l’Église), c’est, pour moi, être au milieu de ce peuple. L’ensemble des fidèles est infaillible dans le croire, et il manifeste son infallibilitas in credendo à travers le sens surnaturel de la foi de tout le peuple en marche. (…) Évidemment, il faut rester bien attentif et ne pas penser que cette infallibilitas de tous les fidèles, dont je suis en train de parler à la lumière du Concile, soit une forme de populisme. Non, c’est l’expérience de notre Sainte Mère l’Église hiérarchique, comme l’appelait saint Ignace, de l’Église comme peuple de Dieu, pasteurs et peuple tous ensemble. L’Église est la totalité du peuple de Dieu. »
L’Église ? « Un hôpital de campagne »
« Je vois avec clarté que la chose dont a le plus besoin l’Église aujourd’hui, c’est la capacité de soigner les blessures et de réchauffer le cœur des fidèles, la proximité, la convivialité. Je vois l’Église comme un hôpital de campagne après une bataille. Il est inutile de demander à un blessé grave s’il a du cholestérol et si son taux de sucre est trop haut ! Nous devons soigner les blessures. Ensuite nous pourrons aborder le reste. Soigner les blessures, soigner les blessures… Il faut commencer par le bas.
L’Église s’est parfois laissé enfermer dans des petites choses, de petits préceptes. Le plus important est la première annonce : “Jésus-Christ t’a sauvé !” Les ministres de l’Église doivent être avant tout des ministres de miséricorde. (…)
Comment traitons-nous le peuple de Dieu ? Je rêve d’une Église mère et pasteur. Les ministres de l’Église doivent être miséricordieux, prendre soin des personnes, les accompagner comme le bon Samaritain qui lave et relève son prochain. (…) Les réformes structurelles ou organisationnelles sont secondaires, c’est-à-dire qu’elles viennent dans un deuxième temps. La première réforme doit être celle de la manière d’être. Les ministres de l’Évangile doivent être des personnes capables de réchauffer le cœur des personnes, de dialoguer et cheminer avec elles, de descendre dans leur nuit, dans leur obscurité, sans se perdre. »
« L’annonce de missionnaire se concentre sur l’essentiel »
« Lors de mon vol de retour de Rio de Janeiro, j’ai dit que, si une personne homosexuelle est de bonne volonté et qu’elle est en recherche de Dieu, je ne suis personne pour la juger. Disant cela, j’ai dit ce que dit le Catéchisme. La religion a le droit d’exprimer son opinion au service des personnes mais Dieu dans la création nous a rendus libres : l’ingérence spirituelle dans la vie des personnes n’est pas possible. Un jour, quelqu’un m’a demandé d’une manière provocatrice si j’approuvais l’homosexualité. Je lui ai alors répondu avec une autre question : “Dis-moi : Dieu, quand il regarde une personne homosexuelle, en approuve-t-il l’existence avec affection ou la repousse-t-il en la condamnant ?” Il faut toujours considérer la personne. (…)
Nous ne pouvons pas insister seulement sur les questions liées à l’avortement, au mariage homosexuel et à l’utilisation de méthodes contraceptives. Ce n’est pas possible. Je n’ai pas beaucoup parlé de ces choses, et on me l’a reproché. Mais lorsqu’on en parle, il faut le faire dans un contexte précis. La pensée de l’Église, nous la connaissons, et je suis fils de l’Église, mais il n’est pas nécessaire d’en parler en permanence.
Les enseignements, tant dogmatiques que moraux, ne sont pas tous équivalents. Une pastorale missionnaire n’est pas obsédée par la transmission désarticulée d’une multitude de doctrines à imposer avec insistance. L’annonce de type missionnaire se concentre sur l’essentiel, sur le nécessaire, qui est aussi ce qui passionne et attire le plus, ce qui rend le cœur tout brûlant, comme l’eurent les disciples d’Emmaüs. Nous devons donc trouver un nouvel équilibre, autrement l’édifice moral de l’Église risque lui aussi de s’écrouler comme un château de cartes, de perdre la fraîcheur et le parfum de l’Évangile. »
Les dicastères romains, la synodalité, l’œcuménisme
« Les dicastères romains sont au service du pape et des évêques : ils doivent aider soit les Églises particulières soit les conférences épiscopales. Ils sont des organismes d’aide. (…) C’est impressionnant de voir les dénonciations pour manque d’orthodoxie qui arrivent à Rome ! Je crois que ces cas doivent être étudiés par les conférences épiscopales locales, auxquelles Rome peut fournir une aide pertinente. (…)
« On doit marcher ensemble : les personnes, les évêques et le pape. La synodalité se vit à différents niveaux. Il est peut-être temps de changer la manière de faire du Synode, car celle qui est pratiquée actuellement me paraît statique. Cela pourra aussi avoir une valeur œcuménique, tout particulièrement avec nos frères orthodoxes. D’eux, nous pouvons en apprendre davantage sur le sens de la collégialité épiscopale et sur la tradition de la synodalité. L’effort de réflexion commune, qui prend en considération la manière avec laquelle était gouvernée l’Église dans les premiers siècles, avant la rupture entre l’Orient et l’Occident, portera du fruit en son temps. »
Les femmes dans l’Église
« Il est nécessaire d’agrandir les espaces pour une présence féminine plus incisive dans l’Église. Je crains la solution du “machisme en jupe” car la femme a une structure différente de l’homme. (…) Il faut travailler davantage pour élaborer une théologie approfondie du féminin.
C’est seulement lorsqu’on aura accompli ce passage qu’il sera possible de mieux réfléchir sur le fonctionnement interne de l’Église. Le génie féminin est nécessaire là où se prennent les décisions importantes. Aujourd’hui le défi est celui-ci : réfléchir sur la place précise des femmes, aussi là où s’exerce l’autorité dans les différents domaines de l’Église. »
Vatican II
« Vatican II fut une relecture de l’Évangile à la lumière de la culture contemporaine. Il a produit un mouvement de rénovation qui vient simplement de l’Évangile lui-même. Les fruits sont considérables. Il suffit de rappeler la liturgie. Le travail de la réforme liturgique fut un service du peuple en tant que relecture de l’Évangile à partir d’une situation historique concrète. Il y a certes des lignes herméneutiques de continuité ou de discontinuité, pourtant une chose est claire : la manière de lire l’Évangile en l’actualisant, qui fut propre au Concile, est absolument irréversible. Il y a ensuite des questions particulières comme la liturgie selon le vetus ordo. Je pense que le choix du pape Benoît fut prudentiel, lié à l’aide de personnes qui avaient cette sensibilité particulière. Ce qui est préoccupant, c’est le risque d’idéologisation du vetus ordo, son instrumentalisation. »
Chercher et trouver Dieu en toutes choses
« Dieu se rencontre dans l’aujourd’hui. (…) Bien sûr, dans ce chercher et trouver Dieu en toutes choses, il reste toujours une zone d’incertitude. Elle doit exister. Si quelqu’un dit qu’il a rencontré Dieu avec une totale certitude et qu’il n’y a aucune marge d’incertitude, c’est que quelque chose ne va pas. C’est pour moi une clé importante. Si quelqu’un a la réponse à toutes les questions, c’est la preuve que Dieu n’est pas avec lui, que c’est un faux prophète qui utilise la religion à son profit. Les grands guides du peuple de Dieu, comme Moïse, ont toujours laissé un espace au doute. Si l’on doit laisser de l’espace au Seigneur, et non à nos certitudes, c’est qu’il faut être humble. (…) Notre vie ne nous est pas donnée comme un livret d’opéra où tout est écrit ; elle consiste à marcher, cheminer, agir, chercher, voir… On doit entrer dans l’aventure de la recherche, de la rencontre, et se laisser chercher et rencontrer par Dieu. (…)
Ainsi Dieu se rencontre sur la route, en marchant. Quelqu’un pourrait dire que c’est du relativisme. Est-ce du relativisme ? Oui, si on le comprend de travers, comme une sorte de panthéisme indistinct. Mais non, si on le comprend au sens biblique selon lequel Dieu est toujours une surprise. Tu ne sais jamais où ni comment tu Le trouves, tu ne peux pas fixer les temps ou les lieux où tu Le rencontreras. La rencontre est l’objet d’un discernement. C’est pourquoi le discernement est fondamental.
Si le chrétien est légaliste ou cherche la restauration, s’il veut que tout soit clair et sûr, alors il ne trouvera rien. La tradition et la mémoire du passé doivent nous aider à avoir le courage d’ouvrir de nouveaux espaces à Dieu. Celui qui aujourd’hui ne cherche que des solutions disciplinaires, qui tend de manière exagérée à la “sûreté” doctrinale, qui cherche obstinément à récupérer le passé perdu, celui-là a une vision statique et non évolutive. De cette manière, la foi devient une idéologie parmi d’autres. Pour ma part, j’ai une certitude dogmatique : Dieu est dans la vie de chaque personne. Dieu est dans la vie de chacun. Même si la vie d’une personne a été un désastre, détruite par les vices, la drogue ou autre chose, Dieu est dans sa vie. »
La prière
« Je prie l’office chaque matin. J’aime prier avec les psaumes. Je célèbre ensuite la messe. Et je prie le rosaire. Ce que je préfère vraiment, c’est l’Adoration du soir, même quand je suis distrait, que je pense à autre chose, voire quand je sommeille dans ma prière. Entre sept et huit heures du soir, je me tiens devant le saint sacrement pour une heure d’adoration. Mais je prie aussi mentalement quand j’attends chez le dentiste ou à d’autres moments de la journée.
La prière est toujours pour moi une prière “mémorieuse”, pleine de mémoire, de souvenirs, la mémoire de mon histoire ou de ce que le Seigneur a fait dans son Église ou dans une paroisse particulière. (…) Par-dessus tout, je sais que le Seigneur se souvient de moi. Je peux L’oublier, mais je sais que Lui, jamais. Jamais Il ne m’oublie.
Recueilli par Antonio Spadaro (traduction française : François Euvé et Hervé Nicq)
Voici le texte de l'intégralité de l'interview en PDF