Après la renonciation de Benoît XVI, 115 cardinaux se retrouveront à partir de la mi-mars pour un conclave qui désignera son successeur. Aucun journaliste n’y a jamais assisté. Mais le récit de ceux qui l’ont vécu permet d’en imaginer le déroulement.
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Lentement, la longue file s’étire au rythme de la litanie des saints. En habit de chœur, soutane rouge, surplis blanc et barrette sur la tête, les 116 cardinaux qui entrent en conclave quittent la chapelle Pauline. Précédés du portecroix entouré de deux cierges, des chantres, du vice-camerlingue Mgr Pier Luigi Celata, des prélats de la Chambre apostolique, puis du secrétaire du Sacré Collège Mgr Lorenzo Baldisseri, les cardinaux James Harvey et Giuseppe Versaldi ouvrent la marche sous les stucs de la Salle royale décorée des fresques de Vasari, Salviati et Zuccari célébrant la papauté.
Prennent part à la procession le vice-camerlingue, l’auditeur général de la Chambre apostolique, deux membres des Collèges des protonotaires apostoliques participants, les prélats auditeurs de la Rote romaine et les prélats clercs de la Chambre.
Arrivé au milieu de la Salle royale, le cortège rouge, où ne tranche que le noir des patriarches orientaux, se dirige vers la chapelle Sixtine, portes grandes ouvertes sur le Jugement dernier de Michel-Ange. Tandis que le chœur continue d’invoquer les saints de tous les continents, les cardinaux, aussi tendus que recueillis, s’assoient progressivement le long des deux rangées de trois tables – recouvertes d’une nappe beige – alignées sous les murs. Le cardinal Tarcisio Bertone ferme la marche, suivi d’un diacre portant l’Évangile et, enfin, du cardinal Giovanni Battista Re, premier des cardinaux-évêques et qui fait fonction de doyen du Sacré Collège pour cette élection, accompagné de Mgr Guido Marini, maître des célébrations liturgiques pontificales. Quand tous ont pris place, le diacre pose l’Évangile sur l’ambon situé au milieu de la chapelle et, aussitôt, le chœur entonne le Veni Creator Spiritus .
Les dernières notes de l’invocation à l’Esprit Saint envolées vers le plafond de Michel-Ange, le cardinal Re prend alors la parole pour lire le serment par lequel chaque cardinal s’engage à garder le secret sur l’élection et à n’y favoriser aucune ingérence extérieure. Puis il s’avance vers l’évangéliaire et, posant la main sur le livre, prononce les mots qui l’engagent : « Et moi, Giovanni Battista cardinal Re, je le promets, j’en fais le vœu et je le jure. Que Dieu m’y aide ainsi que ces saints Évangiles que je touche de ma main. » À leur tour le cardinal Bertone puis tous les autres cardinaux, dans l’ordre de préséance, viennent jurer sur l’Évangile. Quand enfin chacun a rejoint sa place, Mgr Marini s’avance au micro. L’ordre claque : « Extra omnes ! » « Tout le monde dehors ! » Tous quittent la chapelle où ne restent avec les cardinaux que lui-même, le secrétaire du Sacré Collège et quelques cérémoniaires. Puis, d’un geste ample, il ferme les grandes portes de bois sculpté de la chapelle devant lesquelles des gardes suisses en grand uniforme viennent se poster. Désormais presque entre eux, les cardinaux écoutent d’abord l’ecclésiastique qu’ils ont choisi pour la sûreté de sa doctrine, sa sagesse et son autorité morale les éclairer sur la tâche qui leur incombe et la nécessité d’agir pour le bien de l’Église. Ce dernier sort à son tour, laissant le cardinal Re demander aux cardinaux s’ils sont prêts à commencer un premier vote. Dans l’affirmative, tous se placent alors sous la protection de la Vierge en entonnant le Sub tuum praesidium .
Le moment du vote est arrivé. À chaque cardinal, les cérémoniaires distribuent deux ou trois bulletins rectangulaires sur lesquels, dans la moitié supérieure, sont écrits les mots « Eligo in Summum Pontificem » ( « J’élis comme Souverain Pontife » ), l’autre moitié étant laissée blanche. Puis le cardinal James Harvey, dernier cardinal-diacre, tire au sort neuf noms parmi les cardinaux : trois scrutateurs, trois infirmarii , chargés éventuellement d’aller recueillir le vote des cardinaux malades, et enfin trois réviseurs. Il raccompagne ensuite à la porte de la chapelle Sixtine Mgr Marini et Mgr Lorenzo Baldisseri qui attendront dans la Salle royale la suite du scrutin.
Sur le maroquin rouge placé devant lui, chaque cardinal écrit sur son bulletin le nom de celui qu’il choisit comme pape. Il plie ensuite soigneusement en quatre le rectangle de papier. Puis, tenant le sien levé à la vue de tous, le cardinal Re s’avance vers l’autel sur lequel trône une urne en argent et bronze doré. « Je prends à témoin le Christ Seigneur, qui me jugera, que je donne ma voix à celui que, selon Dieu, je juge devoir être élu » , lance-t-il avant de faire glisser son bulletin dans l’urne grâce à l’un des deux petits plateaux posés sur l’autel. Il s’incline profondément puis regagne sa place tandis que le cardinal Bertone vient effectuer le même cérémonial. Et ainsi de suite, pour chaque cardinal, dans l’ordre protocolaire.
Quand le cardinal Harvey a fini de voter, le premier scrutateur agite l’urne pour mélanger les bulletins, puis le dernier scrutateur prend ceux-ci un à un et les dépose dans une autre urne vide, en espérant que le nombre de bulletins corresponde bien au nombre de cardinaux, puis les scrutateurs prennent place le long de la table installée devant l’autel. Le premier d’entre eux prend un bulletin, l’ouvre et regarde le nom de l’élu, le passe au second qui regarde à son tour avant de le passer au troisième qui le lit à haute voix. Puis il note le nom qu’il vient de lire et perce le bulletin d’une aiguille munie d’un long fil. Assis à leur place, les autres cardinaux suivent plus ou moins attentivement cette phase fastidieuse du vote. On raconte que, en 1978, Karol Wojtyla tuait le temps avec un exemplaire d’une revue d’études marxistes… Aujourd’hui, tout journal est rigoureusement interdit aux cardinaux. Alors, tandis que les uns notent consciencieusement la répartition des voix, d’autres feuillettent un livre ou prient leur bréviaire.
Le lendemain matin, après la messe dans la chapelle Sainte-Marthe, les cardinaux ont regagné, toujours en bus, leurs fauteuils de velours beige installés dans la chapelle Sixtine. Après un office de la Parole, les cardinaux reprennent leur lancinante liturgie : tirage au sort des scrutateurs, serment, vote, comptage puis recomptage des bulletins… Si au terme du premier scrutin de la matinée aucun cardinal n’a recueilli les deux tiers des voix, on en recommence immédiatement un second, avec les mêmes scrutateurs, les mêmes réviseurs. Puis tous les bulletins sont brûlés. Une nouvelle fumée noire s’élève au-dessus de la chapelle Sixtine. « Nero ! »
Au fil des scrutins, les rapports de force se fixent. Certains « favoris » montrent qu’ils ne peuvent rassembler sur leur nom deux tiers des suffrages, d’autres voient leur nom surgir, non sans surprise. Soudain, l’un d’entre eux semble réunir autour de lui un certain consensus. Son nom s’égrène dans la bouche du troisième scrutateur. De plus en plus souvent. Assis à sa place, abîmé en prière, ce cardinal songe aux paroles de Jean-Paul II : « Je prie celui qui sera élu de ne pas se dérober à la charge à laquelle il est appelé. » Mais Benoît XVI lui-même ne vient-il pas de renoncer devant la lourdeur de la charge ? Fébrilement, sur les feuilles devant eux, les autres cardinaux, désormais plus attentifs, ajoutent un petit trait chaque fois que son nom est prononcé. 75… 76… 77… Émotion : la barre des deux tiers vient d’être franchie. Les scrutateurs, imperturbables, continuent leur décompte. Puis, le dernier bulletin dépouillé, ils s’arrêtent, fébriles. Il faut encore recompter, réviser. Le cardinal désormais élu pape a beau avoir enfoui son visage dans ses mains, il sent le regard de ses confrères cardinaux pointé sur lui, aussi fort que le doigt de Dieu vers Adam, là-haut, sur la voûte de Michel-Ange…
Pendant que les cloches de la basilique Saint-Pierre accompagnent l’enthousiasme des fidèles, Mgr Marini emmène le nouveau pape dans la sacristie de la chapelle où trois soutanes blanches de taille différente ont été préparées. Les cérémoniaires choisissent la plus appropriée puis revêtent le pape d’une lourde étole rouge aux broderies dorées représentant les apôtres Pierre et Paul avant qu’il ne donne sa calotte rouge à Mgr Baldisseri qui lui remet en échange une calotte blanche. Le nouveau pape revient ensuite dans la Sixtine pour un temps de prière et d’action de grâces. Le cardinal Re prononce une brève monition avant que le cardinal Jean-Louis Tauran ne proclame une lecture sur le ministère de Pierre suivie d’une prière prononcée par le cardinal belge Godfried Danneels. Chaque cardinal vient ensuite s’agenouiller devant le pape, plaçant ses mains entre les siennes en signe d’allégeance. Tous, enfin, entonnent le Te Deum .
Il faut maintenant annoncer le nom du nouveau pape aux fidèles qui, depuis trois quarts d’heure, crient leur joie sur la place Saint-Pierre. Accompagné du cardinal Tauran, l’homme, encore un peu emprunté dans son nouveau vêtement blanc, sort de la chapelle Sixtine, traverse la salle Royale puis, à gauche de la porte de la chapelle Pauline, monte l’escalier qui mène à la salle des Bénédictions, juste au-dessus du narthex de la basilique Saint-Pierre.
Quand la foule massée sur la place Saint-Pierre et la via della Conciliazione voit s’ouvrir les battants de la loge des bénédictions, la clameur est immense. Ne regardant que le ciel, le cardinal Tauran s’avance au micro. « Je vous annonce une grande joie : nous avons un pape ! », lance-t-il de sa voix douce à la foule radieuse et exubérante. Il s’arrête un long instant, laissant la foule s’apaiser puis reprend : « L’éminentissime et révérendissime Seigneur… » Rien qu’au prénom, les connaisseurs du Sacré Collège devinent le nom qui va venir. « Le cardinal de la Sainte Église romaine… » Au nom du nouvel élu, la foule manifeste si bruyamment que le cardinal Tauran doit faire une pause avant d’annoncer le nom de règne du pape. De longues minutes sont encore nécessaires pour que les employés du Vatican installent au balcon la lourde tapisserie frappée des armes de Benoît XVI. Finalement, les lourdes tentures pourpres de la loge des bénédictions s’ouvrent sur le nouveau pape, précédé de la croix, qui apparaît alors sous les vivats d’une foule scandant déjà son nom.