Comprendre les enjeux du "genre": le dossier du Journal La Croix
Journal LA CROIX du 12 novembre 2013
Comprendre les enjeux du « genre »
MARINE LAMOUREUX
‣ Dans le sillon des débats sur le « mariage pour tous », le « gender » a pris une place jusque-là inédite en France. Certains politiques veulent promouvoir « l’identité de genre », des citoyens pourfendent ce qu’ils appellent la « théorie du genre », alors qu’à l’université, les « études de genre » prennent du galon. Dans cette effervescence, La Croix avait son rôle à jouer, non pour alimenter les controverses mais, au contraire, pour aider ses lecteurs à y voir plus clair et à se forger leur propre opinion. Il a fallu éviter certains pièges conceptuels, revenir aux textes fondamentaux, aller sur le terrain. Au bout de ce travail ardu et passionnant, nous proposons ce cahier spécial de huit pages, dont l’ambition est d’être aussi rigoureux sur le fond que pédagogique sur la forme. Nos reporters sont allés en Suède, en Allemagne, d’autres ont interrogé des enseignants, des philosophes, des sociologues, des théologiens, afin de saisir les nuances et les différentes strates de la question du « genre ».
La question du « genre » est devenue prégnante en France. Une notion complexe, dense, propice aux projections de toutes sortes. Pour certains, il est urgent de remplacer dans les textes le terme d’identité sexuelle par celui d’« identité de genre » afin de mieux déconstruire les stéréotypes qui nous oppressent, comme l’a proposé la Commission nationale consultative des droits de l’homme, il y a quelques mois. Pour d’autres, une « théorie du genre » délétère est à l’œuvre, en particulier à l’école, menaçant les repères fondamentaux de notre société. On revendique, on s’alarme dans une confusion générale. Mais les véritables enjeux du « genre », eux, sont escamotés.
Que recouvre vraiment ce concept ? Pourquoi provoque-t-il tant de malentendus ? Et quelles sont, au final, les évolutions réellement à l’œuvre ? Les réponses sont d’autant plus cruciales que derrière le « genre » se profile un combat politique opposant deux visions du monde.
D’où vient le « genre » ?
Inutile de chercher une définition simple du mot genre (lire page suivante) . Le terme recouvre plusieurs réalités, ce qui exige un petit détour par l’histoire. La distinction entre « sexe » et « genre » est d’abord apparue dans les années 1950, avec les travaux de deux Américains, le psychologue John Money et le psychiatre Robert Stoller, sur des cas d’hermaphrodisme et de transsexualité. Tous deux concluent à la nécessité de distinguer le sexe biologique de l’identité sexuelle dans laquelle on se reconnaît. Dans son ouvrage Sex and gender, Robert Stoller souligne ainsi qu’outre la dimension biologique – chromosomique, hormonale, anatomique –, il y a le vécu psychique et la manière dont on a projeté telle ou telle identité sur l’enfant. « La notion de genre vient désigner ce qui ne relève pas directement d’un substrat biologique mais qui est lié à des représentations psychiques, elles-mêmes liées à des représentations sociales », résume le philosophe Thibaud Collin (1).
Dans les années 1970, la sociologie critique se saisit de cette distinction pour dénoncer les inégalités entre hommes et femmes. Sous la plume de la sociologue britannique Ann Oakley, le genre devient un outil d’analyse politique permettant de décrypter les rapports de domination.
Le « gender » désigne la construction sociale par laquelle on assigne des rôles stéréotypés aux individus. Tout l’enjeu est alors de mettre au jour l’arbitraire de ces normes pour mieux s’en libérer. Toutefois, dans cette approche, la différence homme-femme reste un élément fondamental, la notion de genre n’éliminant pas la distinction de sexe. La perspective bascule avec les revendications de certains militants homosexuels (Guy Hocquenghem, Shulamith Firestone, etc.) qui s’élèvent contre la norme hétérosexuelle dominante. On passe alors de la critique du sexisme – par le féminisme « classique » – à celle de « l’hétérosexisme ». À la fin des années 1970, l’écrivain Monique Wittig radicalise ce programme en proposant de déconstruire les catégories mêmes d’homme et de femme. Ainsi, pour reprendre les termes de la philosophe Sylviane Agacinski, « Monique Wittig vise (…) l’établissement d’une société sans sexe, dans laquelle les individus seraient neutres, c’est-à-dire ni l’un, ni l’autre (…) . Les catégories mêmes de femme et d’homme lui semblent normatives et aliénantes (…) commandées par un modèle hétérosexuel (2). » Dans cette veine, l’universitaire américaine Judith Butler écrit en 1990 Trouble dans le genre , dans lequel elle imagine une pluralité non statique de genres. Elle utilise ainsi la métaphore théâtrale pour décrire les processus culturels – et non donnés – par lesquels les individus intègrent, dans un jeu subtil de contraintes, des identités socialement normées que l’on pourrait donc « défaire », selon elle. Chez cet auteur, le genre est ainsi une construction malléable qui doit servir, non à imposer des normes coercitives, mais à ouvrir le champ des possibles.
On le voit, l’idée qu’il y aurait une « théorie du genre » ne permet pas d’appréhender l’ampleur du concept, l’expression est d’ailleurs contestée. En réalité, il faut distinguer les « études de genre » de ce qui relève d’idéologies plus ou moins radicales. Dès les années 1970, la mise en lumière du « sexe social » s’est avérée utile pour explorer les rapports hommes femmes, la répartition de leurs rôles, les conditionnements sociaux. De nombreux chercheurs s’y sont intéressés dans des disciplines variées (histoire, sociologie, anthropologie, économie, etc.). Ces recherches se sont institutionnalisées, des programmes ont été mis sur pied, comme Presage (programme de recherche et d’enseignement des savoirs sur le genre) à Sciences-Po ou le cycle d’enseignement « genre, politique et sexualité » de l’École des hautes études en sciences sociales. « Dans cette perspective, le genre est un outil critique puissant pour interroger les évidences », souligne le P. Bruno Saintôt, responsable du département éthique biomédicale du Centre Sèvres, Facultés jésuites de Paris. Ce dernier rappelle que ces recherches se sont forgées dans un contexte de fortes inégalités vis-à-vis des femmes mais aussi de discriminations majeures à l’encontre des personnes homosexuelles et transsexuelles, rendant crucial le décryptage de ces phénomènes.
Reste que le « genre » n’est pas seulement le fait d’une démarche universitaire et scientifique. Il est également, on l’a vu, un instrument politique au service d’idéologies plus ou moins subversives. « Ce qui entretient la confusion, c’est le côté militant de certains chercheurs », relève Thibaud Collin. Le philosophe Jean-François Mattéi, lui, décrit ainsi la forme la plus radicale de l’idéologie du « gender » : « Il s’agit (…) d’une lutte pour l’égalité des droits mais au lieu de passer par l’égalité des sexes, elle passe par leur neutralisation », avec « pour but avoué d’en finir (…) avec la séparation de l’humanité entre les deux sexes », écrit-il dans la préface du livre du psychiatre Christian Flavigny (3). Selon lui, « les théoriciens du “gender” soutiennent que l’identité d’un homme ou d’une femme relève d’un genre social sans rapport avec le genre sexuel. S’il y a une différence biologique des sexes, elle n’a pas d’incidence anthropologique, de sorte que l’hétérosexualité n’est pas une pratique orientée par la nature mais l’effet d’un déterminisme social qui a imposé sa norme oppressive. »
Un enjeu politique ?
Cette idéologie subversive reste minoritaire aujourd’hui. À ceci près, note Olivier Vial, qui préside un « Observatoire de la théorie du genre », qu’elle « prospère sur la confusion » entre lutte contre les stéréotypes filles-garçons – qui serait contre ? – et revendications radicales, remettant en cause l’altérité hommefemme comme fondement. « La pression militante est beaucoup plus forte depuis quelques années », estime-t-il. Le débat s’est en tout cas cristallisé en France, d’abord à l’école puis, plus récemment, avec le vote de la loi ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de même sexe.
À l’école, certains passages de manuels scolaires sur « l’identité et l’orientation sexuelle » ont mis le feu aux poudres en 2011. Depuis des initiatives comme les « outils pédagogiques contre l’homophobie » du syndicat SNUipp, dont la rédaction est ambiguë, ont poussé des parents d’élèves à se montrer vigilants, en dépit des assurances apportées par le premier ministre : « Il n’est pas question d’introduire je ne sais quelle idéologie à l’école ! Il n’est pas question d’un temps d’enseignement sur la théorie du genre, pas plus dans les programmes scolaires que dans la formation des enseignants », avait déclaré Jean-Marc Ayrault à La Croix, le 30 septembre.
En légalisant le « mariage pour tous » plutôt qu’une union civile offrant de nouveaux droits aux couples de même sexe, le gouvernement a par ailleurs ouvert une brèche : l’altérité homme-femme devient contingente dans la filiation, elle n’en est plus le fondement. Certes, le modèle familial classique, un père-une mère-des enfants est depuis longtemps bousculé dans les faits. Il n’empêche : jusqu’à la loi Taubira, l’altérité père-mère restait la référence. En mettant sur un strict pied d’égalité la parenté exercée par un couple hétérosexuel et celle exercée par un couple homosexuel, cette loi porte en elle l’exigence d’un accès général aux techniques d’assistance à la procréation. Au risque, dans le cas contraire, de l’incohérence : autoriser les couples de même sexe à être parents… mais pas à avoir des enfants ! La suite logique de la loi Taubira serait donc l’ouverture de la PMA (procréation médicalement assistée) aux couples de femmes et de la GPA (gestation pour autrui) aux couples d’hommes. Les tenants de l’idéologie du genre y sont favorables, ses adversaires farouchement opposés, comme l’illustre la confrontation d’idées entre le sociologue Éric Fassin et le philosophe Thibaud Collin (lire ci-dessus) . Dans cette perspective, le genre est bien un enjeu politique majeur.
(1) L’Éducation à l’âge du « gender », collectif, Salvator, 2013, 15 €.
(2) Femmes entre sexe et genre,
Seuil, 2012, 17 €.
(3) La Querelle du genre, PUF, 2012, 16 €.
Que recouvre aujourd’hui la notion de « genre » ? LE DéBAT
‣ Une bataille politique s’est nouée autour de la question du « genre », qui oppose deux visions du monde. Pour le sociologue Éric Fassin, le genre rompt avec l’évidence en soulignant que la différence sexuelle est une construction sociale et non pas fondée sur la biologie. À partir de ce constat, puisqu’il n’y a pas selon lui de « vérité naturelle », il devient possible de réorganiser l’ordre des sexes et de la sexualité dans le sens d’une plus grande liberté et d’une égalité stricte, en mettant notamment fin « au privilège » de l’hétérosexualité qui relègue les couples homosexuels aux marges. Thibaud Collin, lui, met en avant le coût à payer d’une telle approche. Sans nier la part sociale de l’identité sexuelle, le philosophe considère que l’altérité homme-femme est essentielle dans l’organisation sociale et doit être privilégiée car elle est au fondement de repères nécessaires à l’épanouissement des individus, notamment des enfants.
L’altérité homme-femme
« Une construction sociale »
On dit souvent que le genre « rompt avec l’évidence » . Qu’est-ce que cela signifie ?
éric Fassin: Penser en termes de genre permet, en effet, de rompre avec une fausse évidence selon laquelle la différence des sexes se réduirait à un fait de nature. Or, être un homme ou une femme prend des sens différents selon les cultures et dans notre propre histoire. Il n’est sans doute aucune propriété universellement définie comme féminine (ou masculine). Ainsi, on a longtemps pensé que les femmes n’avaient pas leur place à la guerre, ni les hommes dans le soin des nourrissons ; mais les choses changent !
On croit que le corps est « naturel », puisqu’il est biologique. Mais il n’en est pas moins social. La plasticité du cerveau fait qu’il est modelé par l’histoire de chaque individu. Même la différence de taille moyenne entre hommes et femmes n’est pas une simple donnée biologique ; elle peut s’expliquer par leur inégale alimentation. Rien là de naturel : vu leur rôle dans la reproduction, ce sont les femelles qui auraient besoin d’être mieux nourries. C’est parce que les hommes sont censés être plus forts qu’on les favorise ; et c’est ainsi qu’ils deviennent plus forts !
Cela veut-il dire, selon vous, que la différence sexuelle n’existe pas ?
é. F. : Non, nier la différence des corps n’aurait pas de sens. Simplement, la manière dont on l’organise et le statut qu’on lui accorde résultent d’une construction et en retour contribuent à la produire : il est donc impossible d’accéder à une différence pré-sociale ! La bonne nouvelle, c’est qu’on peut la construire autrement. C’est tout l’intérêt du genre : la société repose, non sur des vérités biologiques immuables, mais sur des valeurs politiques qui façonnent cette matérialité. C’est ainsi qu’on assiste aujourd’hui à l’extension de la logique démocratique aux questions sexuelles – ce que j’appelle la « démocratie sexuelle » : au nom de la liberté et de l’égalité, l’ordre des sexes et de la sexualité est renégocié, réagencé.
Comment cela se traduit-il concrètement ?
é. F. : Prenons le mariage : c’est une institution sociale, et non naturelle ; par la présomption de paternité, il définit la filiation sans la calquer sur la biologie : il ne s’agit pas de reproduction, mais de filiation.
Du coup, nous pouvons en changer les règles au nom de nos valeurs démocratiques. Il ne faut donc pas s’étonner que le mariage s’ouvre aux couples de même sexe dans des pays qui se veulent démocratiques. C’est que la légitimité de la norme hétérosexuelle repose sur l’idée que la biologie devrait fonder l’ordre social. Sinon, qu’est-ce qui pourrait justifier les privilèges sociaux dont elle jouit ?
Si l’on vous suit, la filiation n’a pas nécessairement à être fondée sur l’altérité homme-femme ou pèremère. L’absence de la figure du « père » ou de la « mère » n’a-t-elle pas un coût pour l’enfant ?
é. F.: Rappelons d’abord que l’enfant n’est pas seulement socialisé par ses parents ; il est élevé par la société tout entière. N’enfermons pas les enfants dans le petit noyau familial, sous peine de les condamner à des thérapies coûteuses… Comparons ensuite ce coût supposé au coût avéré du stigmate qu’on fait peser sur la mère célibataire et son enfant, si la norme familiale, c’est papa-maman-les enfants. En fait, la norme est toujours coûteuse, non seulement pour ceux qu’elle exclut, mais aussi pour ceux qu’elle inclut, au prix d’une injonction de « normalité ».
RECUEILLI PAR Marine LaMoureux
Est-elle fondatrice ?
« Le corps est constitutif de nous-mêmes »
Pourquoi la notion de genre est-elle si difficile à appréhender ?
Thibaud Collin : Aux États-Unis, on dit que le gender est un concept « épais », car il a de nombreuses strates. Pendant longtemps, on l’a traduit par « identité sexuelle ». Puis le concept a été utilisé par la sociologie critique pour décrypter les inégalités hommesfemmes, avant de s’étoffer à nouveau avec Judith Butler (lire en ouverture) . L’intérêt du genre, c’est qu’il aide à appréhender les conditionnements sociaux de la féminité et de la masculinité : il y a différentes manières d’être un homme ou une femme, selon les lieux et les époques. Sa faiblesse – du moins chez les défenseurs d’une idéologie radicale – est de s’en tenir à une vision dualiste, avec d’un côté la nature, perçue comme pure biologie, et de l’autre la construction sociale, perçue comme pure convention. En réalité, cette dualité ne résume pas l’expérience humaine.
La distinction nature-culture vous paraît-elle inopérante ?
T. C. : Cette grille de lecture peut être intéressante dans une certaine mesure. Prenons l’exemple de l’expérience esthétique : elle a, certes, une dimension biologique, qui peut être analysée par le neurologue ; celui-ci va étudier son impact sur les neurones, l’activité cérébrale, etc. Par ailleurs, le goût est conditionné socialement : et là, le travail du sociologue est utile. Toutefois, l’expérience du beau ne saurait se résumer à ces deux regards ! Il y a là quelque chose d’irréductible aux dimensions du biologique et du social. De la même manière, percevoir la différence des sexes uniquement par ce prisme laisse de côté l’essentiel : certes, nous avons des rôles sociaux, qui peuvent être repensés. Mais la vie humaine, l’être au monde, l’expérience de la féminité et de la masculinité ne se résument pas à des rôles interchangeables. Ils sont bien plus profonds, notamment façonnés par l’asymétr ie entre l’homme et la femme, qui se vit dans trois dimensions : relationnelle, jouissive et procréative. Les tenants du gender occultent la dernière, en résumant la différence des sexes à une donnée anatomique, alors qu’en réalité elle dit quelque chose de ce que nous sommes. Le corps n’est pas un substrat, un accessoire, il est constitutif de nous-mêmes.
Quel est le risque de l’approche qui fait de l’altérité homme-femme une contingence ?
T. C.: Nier l’importance du corps sexué, de la dimension procréative, a un coût pour les personnes, car elles occultent une part essentielle d’elles-mêmes, mais aussi pour l’enfant. Dans cette perspective, où filiation et procréation sont déconnectées, l’enfant n’est plus un don – avec tout ce qui échappe à ses parents et fonde sa liberté –, mais un dû. Cela ne veut pas dire que l’enfant ne sera pas aimé et respecté. Mais on entre dans un processus de fabrication. En outre, l’enfant est conçu dans une forme d’éclatement : lorsqu’un couple de femmes a recours à la PMA, la fonction paternelle devient contingente, seule importe la fourniture du matériau biologique nécessaire à sa « fabrication ». De même, lorsqu’un couple a recours à une mère porteuse : l’unité de la personne humaine, dans sa triple dimension existentielle de désir, de relation et de transmission de la vie est abandonnée au profit d’un projet technique.
Pour autant, ces revendications concernant la PMA s’appuient sur deux valeurs phares, la liberté et l’égalité…
T. C.: De quelle liberté parle-t-on ? De celle des adultes ou de celle des enfants, que l’on est prêt à réifier ?… On voit bien que les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît. En outre, il y a chez les tenants d’une idéologie radicale du genre un paradoxe à se réclamer des valeurs de liberté et l’égalité. Car ces valeurs s’appuient sur un présupposé qui va à l’encontre de leurs analyses sociologiques : à savoir, que nous appartenons à une humanité commune, constitutive, donnée, qui n’est justement pas une construction sociale. Cette conception de l’humanité, le fait que nous soyons libres et égaux en dignité, va à l’encontre de l’idée selon laquelle les individus décideraient de tout, entre autres de ce qu’est un être humain.
RECUEILLI PAR Marine LaMoureux
Le Mot
Genre
On aurait pu traduire le concept de « gender », né aux États-Unis, autrement que par le mot « genre ». Non seulement parce que ce terme a déjà de plusieurs sens en français, mais surtout parce qu’il existe des traductions moins porteuses d’ambiguïtés. L’ouvrage du psychiatre américain Robert Stoller, Sex and gender (1968) avait été publié en France sous le titre Recherches sur l’identité sexuelle à partir du transsexualisme . Autre possibilité : distinguer le « sexe biologique » ( sex en anglais) du « sexe social » ( gender ), afin d e s o u l i g n e r l a n a t u re construite de celui-ci. Au final, le mot genre entretient une certaine confusion. Pour le philosophe Jean-François Mattéi, il est même au cœur d’un paradoxe puisque sa racine vient du latin genus, « naissance », « un espace sémantique qui dit l’origine des êtres », écrit-il, avant d’ajouter : « Or c’est cette origine qui est paradoxalement effacée par le gender américain », du moins dans sa forme la plus subversive.
L’anthropologie chrétienne bousculée
‣ Au-delà des polémiques, des chercheurs chrétiens ont examiné en profondeur les études de genre. ‣ Tous font le constat d’un choc frontal avec la conception de l’homme héritée de la tradition chrétienne, mais aussi d’une convergence possible, dans une certaine mesure, entre deux pensées distinctes. ‣ Revue de détail de ces données de l’anthropologie chrétienne bousculées par le « gender » .
La dissociation entre biologique et social – ou entre sexe et genre
Les tenants de l’idéologie du « gender » distinguent clairement sexe et genre, c’est-à-dire nature et culture. Mais les plus extrêmes d’entre eux opèrent une complète dissociation entre ces deux aspects du développement de la personnalité humaine. Pour ces derniers, l’homme est uniquement le produit de son univers socioculturel. Dans cette optique constructiviste, il n’existe aucune « nature humaine » préétablie. À l’inverse, ils soupçonnent l’anthropologie chrétienne de vouloir réduire l’homme à sa seule part biologique. « Le récit biblique ne parle absolument pas d’une condition biologique, au sens étroit du terme. Au contraire, il fait apparaître une condition humaine complexe », répond Sœur Véronique Margron, théologienne moraliste, qui insiste sur le « croisement » entre les données biologiques, irréductibles, et les aspects linguistiques, psychiques et culturels. Si l’anthropologie chrétienne reconnaît bien une distinction entre social et biologique, elle insiste sur la « conception unifiée de l’être humain » . Bien plus, une conception de l’homme fondée uniquement sur des aspects socioculturels conduirait à une remise en cause de l’universalité de la condition humaine. « Si tout est culturel, vous ne pouvez plus parler de condition humaine, et donc la défense des droits humains perd tout son sens », poursuit la religieuse.
L’anthropologie chrétienne ne conçoit pas un être humain figé une fois pour toutes. « (Chacun) est appelé à traverser toute l’histoire humaine : du statut de vie biologique monocellulaire au statut d’être humain spirituel, écrit Sœur Cécile Rastoin dans un article publié dans la Revue d’éthique et de théologie morale, en juin 2012. L’être humain n’est jamais achevé, il est toujours en recherche de son humanité, de sa ressemblance divine (1) . » Dès la fin des années 1920, la philosophe Édith Stein, passionnée par la question de l’être humain et de son identité, relevait que « la particularité féminine et la particularité masculine sont ce qui doit se déployer et être actualisé au cours de la vie » : « Cela se fait à nouveau sous l’influence de l’entourage et, dans tout stade de développement ultérieur qui nous apparaît et que nous nommons “type masculin” ou “type féminin”, il y a de fait un type social, dans lequel il est très difficile de distinguer ce qui est “acquis” et ce qui est spécifique et antérieur à toute conformation sociale », écrivait-elle déjà.
Bien avant encore, la conception de la nature humaine développée par saint Thomas d’Aquin prenait en compte cette condition historique de la personne humaine. L’homme s’accomplissant par la pratique des vertus, dans une intégration progressive de ses capacités morales par ses actes. « Le procès fait à l’anthropologie chrétienne d’oublier la part du culturel dans la définition du “être femme” ou “être homme” est, à ce titre, caricatural », relève la théologienne moraliste Geneviève Médevielle.
La différence hommes-femmes
Conçues comme une réponse aux discriminations vécues par les femmes, les études de genre insistent sur l’égalité entre hommes et femmes. Mais égalité ne rime pas avec uniformité, rappelle l’Église catholique. « Pour éviter toute suprématie de l’un ou l’autre sexe, on tend à gommer leurs différences, considérées comme de simples effets d’un conditionnement historique ou culturel », déplorait le cardinal Joseph Ratzinger (2). Il y dénonçait un « nivelage » par lequel « la différence corporelle, appelée sexe, est minimisée, tandis que la dimension purement culturelle, appelée genre, est soulignée au maximum et considérée comme primordiale ».
Or, dès les récits de la création de la Genèse, soulignait le futur Benoît XVI, « (Dieu) les créa homme et femme » (Gn 1, 26-27). « L’humanité est décrite ici, comme articulée, dès son point de départ, par la relation entre le masculin et le féminin. C’est cette humanité sexuée qui est explicitement déclarée “image de Dieu”. » Cette différence des sexes, poursuit-il, est vitale et profondément inscrite dans l’être humain. Faire ce constat ne revient pas pour autant à placer hommes et femmes en concurrence, estime le cardinal Ratzinger. Pour l’anthropologie chrétienne, la différence entre homme et femme n’est donc pas « un motif de discorde qu’il faut dépasser par la négation ou par le nivelage, mais (…) une possibilité de collaboration qu’il faut cultiver par le respect réciproque de leur différence », souligne-t-il. Le récit ne fait pas l’éloge des différences, mais celui de la communion.
Du reste, en dissociant identité sexuelle, identité de genre et orientation sexuelle, les études de genre relèguent le corps à une place secondaire, voire accessoire. Or, « l’incarnation nous précède toujours », rappelle Sœur Véronique Margron. « Chacun vient au monde dans un corps, personne ne l’invente. Il est déjà là lorsque l’enfant en prend conscience. » Le corps, ajoute le moraliste Xavier Lacroix, joue aussi un rôle important dans la manière dont la personne humaine perçoit le monde.
« Je ne serais pas le même si mon corps était différent. Ce que nous vivons, notre façon de désirer, de ressentir, dépend aussi de notre corps. »
Le statut de l’hétérosexualité
L’inquiétude de l’Église, dans ce débat sur le genre, concerne fondamentalement « la mise sur le même plan de l’homosexualité et de l’hétérosexualité, dans un modèle nouveau de sexualité polymorphe », comme le résumait déjà le cardinal Ratzinger, dans sa lettre de 2004. Ce que le psychanalyste Jacques Arènes nommait, au cours d’une conférence donnée en novembre 2006 aux évêques français réunis à Lourdes, « le refus de l’hétérocentrisme » – c’est-à-dire de « l’hétérosexualité comme modèle social » – véhiculé par l’idéologie du genre. De fait, dans le travail mené par Judith Butler, le « modèle » hétérosexuel apparaît « trop marqué, trop vecteur de discrimination », dans un contexte américain de guerre des sexes, rappelle-t-il.
Pour le psychanalyste, l’hétérosexualité n’est ni une donnée statistique, ni un instrument d’oppression. Elle est une « expression collective de singularités qui se réalisent dans l’altérité qui leur est donnée » . Certes, les études de genre, attentives au statut des minorités, ne peuvent manquer d’interpeller les chrétiens sur la manière dont ils considèrent l’homosexualité et les personnes homosexuelles. Mais le risque, prévient Jacques Arènes, serait de « basculer dans un monde où n’existerait que l’autodéfinition pour chacun de trajectoires singulières du genre » .
(1) « What’s the trouble ? About gender, Judith Butler and Édith Stein », in Revue d’éthique et de théologie morale n° 269. (2) Lettre aux évêques de l’Église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde, mai 2004.
« Chacun vient au monde dans un corps, personne ne l’invente.
L’Eglise doit encore engager un dialogue de fond
CLÉMENCE HOUDAILLE et CÉLINE HOYEAU
‣ Face à une nouvelle vision de l’homme qui tend à s’imposer, les catholiques cherchent comment se situer dans le débat.
Comment être chrétien dans une société qui ne semble plus partager la même vision de l’homme ? Face à ce « changement de société assez radical », notamment introduit par le débat autour de la « théorie du genre », selon les mots de Mgr Bernard Ginoux, évêque de Montauban, beaucoup de chrétiens semblent pris de court. « Les gens ne comprennent pas pourquoi cette théorie s’est imposée si vite, en quelques années », relève l’évêque. « Les questions sont réelles et les inquiétudes sont palpables, notamment chez les parents qui se tiennent informés des programmes et des méthodes pédagogiques utilisés dans les écoles publiques, officiellement pour lutter contre toutes les discriminations », confirme le P. Dominique Foyer, théologien et chercheur en éthique à l’Université catholique de Lille.
Devant ces évolutions de société, l’Église est tiraillée entre la tentation de défendre coûte que coûte ses positions au risque de se couper des nouvelles générations et la difficulté de trouver le moyen de faire comprendre sa conception de la personne humaine.
Aussi Mgr Jean-Luc Brunin, évêque du Havre et président du conseil famille et société de la Conférence des évêques de France, invite à « ne pas se laisser piéger dans un combat idéologique », en établissant bien la distinction entre les études de genre et la réduction simpliste qui en est faite par « des mouvements féministes ou des associations dans la mouvance LGBT » .
De fait, l’Église entend mettre en garde non contre ces études de genre en ellesmêmes, mais contre les ambiguïtés de certains discours qui peuvent en favoriser une lecture idéologique, sous le couvert d’égalité. Appelant à « être vigilant sans paniquer, réactif sans crispation ni violence », l’évêque du Havre insiste sur la nécessité de se former (lire ci-dessous), d’affirmer une « détermination éducative » à l’égard des jeunes générations. « Ce qui fait peur à l’Église, c’est la récupération de ces études de genre sur le plan politique », analyse Bénédicte Rigou-Chemin, anthropologue et spécialiste du catholicisme contemporain.
Malgré ces distinctions, certains souhaiteraient qu’un dialogue exigeant s’instaure.
« Il y a des craintes légitimes, bien évidemment, analyse le P. Laurent Lemoine, dominicain et théologien moraliste de l’Université catholique d’Angers, mais il y a aussi une sorte de “théorie du genre” préconstituée dans l’inconscient collectif, qui pousse beaucoup à se situer d’emblée dans une posture de combat, au lieu d’être à l’écoute du contexte nouveau dans lequel nous sommes. Celle-ci est notablement éloignée des études de genre en ellesmêmes (1). »
Il serait plus pertinent, à ses yeux, que l’Église « entre en dialogue avec les auteurs des études de genre » . D’autant que leur corpus est très varié, la sexualité constituant seulement un aspect de ces études qui renouvellent la pensée dans des domaines beaucoup plus larges. Une autre raison plaide en ce sens, souligne le dominicain : le fait que certains auteurs des études de genre, telle Judith Butler, théoricienne phare du sujet, « se soient contredits ou soient revenus sur leurs positions. Cela mériterait de les interroger sur cette pensée en évolution. » Une position partagée par Bénédicte Rigou-Chemin, qui regrette que l’Église ne fasse pas plus dialoguer des scientifiques. « Chaque mouvement veut organiser son colloque sur le genre… Mais ouvrir des espaces de dialogue permettrait de clarifier les craintes, qui ne sont pas toutes infondées. »
Le débat sur le genre représente pour l’Église un « vrai défi intellectuel », résume Jean Matos, chargé de mission à l’archevêché de Rennes et membre d’un groupe de travail sur le gender au sein du secrétariat général de l’enseignement catholique. « Il faut faire preuve d’une véritable exigence intellectuelle si l’on veut être crédible dans notre proposition du trésor qu’est l’anthropologie chrétienne. »
(1) « Questions nouvelles par les identités sexuelles d’aujourd’hui », dans la Revue d’éthique et de théologie morale (n° 263).
« être vigilant sans paniquer, réactif sans crispation ni violence. »
Les formations se multiplient pour le public catholique
‣ Alors que les catholiques manifestent de plus en plus le désir de se former à l’anthropologie chrétienne, universités catholiques et diocèses s’adaptent à cette demande croissante.
Près de 150 personnes s’étaient inscrites les 17 et 18 octobre à la session inaugurale du nouveau certificat sur « l’anthropologie de la personne » proposé par l’Institut catholique de Toulouse. Ses responsables avaient délibérément ouvert grand les portes de l’ICT, au-delà des 35 étudiants inscrits à l’ensemble de ce parcours de deux ans. Il faut dire que le thème – « la théorie du genre » – était accrocheur. « Nous avons volontairement repris cette expression utilisée dans la controverse publique alors que, pendant la première journée axée sur les sciences humaines, nous avons présenté, en réalité, l’état des études sur le genre », précise le directeur de l’Institut d’études religieuses et pastorales de l’ICT, le P. Hervé Gaignard. « L’objectif était de faire prendre conscience aux participants que le genre est une réalité qu’on ne peut nier, que dans une société, le rapport entre l’homme et la femme est construit. » En complément, le lendemain, des théologiens ont esquissé des pistes pour « interpréter le gender à la lumière de l’Évangile », et identifier ce qui « peut constituer des risques, voire des dangers pour le devenir du genre humain » .
Indéniablement, les catholiques témoignent d’un appétit croissant pour les questions liées à l’identité, portées par l’actualité. « Il y a quelques années, la demande concernait surtout les études bibliques, la théologie morale. Désormais, c’est principalement l’anthropologie », reconnaît le P. Gaignard. Un besoin qui émane à la fois des catholiques engagés et du grand public.
Dans ce contexte, paroisses et diocèses s’organisent, proposant des éclairages, souvent sous la forme de journées de réflexion ou de conférences en soirée. À Angers, fin septembre, c’est le « consultant et formateur en éthique médicale à l’archevêché de Rennes », Jean Matos, qui a été sollicité pour apporter des éléments de réflexion « en vue d’un discernement », au cours d’une conférence « refusant toute lecture réductrice ou binaire » . Au Collège des Bernardins à Paris, le P. Antoine Guggenheim, directeur du pôle de recherche, doit animer le 7 décembre, dans le cadre des « Samedis-la-Foi », une conférence-débat sur la différence sexuelle, aux accents volontairement grand public.
Ces formations témoignent d’une grande diversité d’approches. Si à Toulouse, la volonté de l’Institut catholique est de « sortir des débats passionnés et de promouvoir le dialogue entre société et foi chrétienne », comme le souligne le P. Gaignard, d’autres propositions se font plus militantes. Dans le diocèse de Bayonne, les Associations familiales catholiques ont invité un médecin à répondre aux questions des parents et éducateurs sur ce « courant de pensée qui chercher à nier l’identité sexuelle constitutive de la personne, au profit d’un genre lié uniquement à l’orientation sexuelle » . De fervents opposants comme les juristes Élisabeth Monfort ou Gregor Puppinck sont également sollicités.
Pour sortir de la controverse, une seule solution : « l’approfondissement », assurent les formateurs. Au centre Sèvres, un cycle de quatre cours en soirée est prévu en mars prochain. « Mais comme nos auditeurs ne peuvent pas toujours se libérer en semaine, il y aura également trois journées d’initiation le samedi », indique le directeur, le P. Henri Laux. Reste une autre possibilité : se lancer dans le cycle C de l’Institut catholique de Paris pour viser un baccalauréat canonique, voire une licence. La particularité de cette formation universitaire qui ne « surfe pas sur l’actualité », rappelle sa directrice Brigitte Cholvy, est « d’offrir les outils fondamentaux qui permettront aux étudiants de comprendre la foi chrétienne » .
sur www.la-croix.com retrouvez la vidéo «Que faut-il savoir sur la question du genre, par le P. Bruno saintot, sj»
Repères
• La mobilisation de l’Église catholique face aux théories du genre s’est engagée en 1995, lors de la 4e Conférence mondiale de l’ONU sur la femme à Pékin. « Le Saint-Siège exclut donc les interprétations douteuses fondées sur des conceptions largement répandues, qui affirment que l’identité sexuelle peut être adaptée indéfiniment pour répondre à des fins nouvelles et différentes » (Interprétation du terme « sexe » par le Saint-Siège, 1995).
• Un Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques est publié en Italie en collaboration étroite avec le Conseil pontifical pour la famille en 2003 (traduit en France deux ans plus tard). Pas moins de trois articles sont consacrés au genre : Dangers et portée de l’idéologie du « genre », Genre et Nouvelles définitions du genre.
• Dans sa Lettre aux évêques de l’Église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme (2004), le cardinal Joseph Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, procède à « une évaluation critique de certaines conceptions anthropologiques contemporaines » et affirme « l’actualité des valeurs féminines » dans la société et la vie de l’Église.
Comment
‣ La plupart des psychanalystes continuent à penser que la différence des sexes est fondatrice dans la construction psychique de l’enfant. ‣ Mais certains estiment qu’elle ne doit pas forcément se retrouver dans le couple parental.
Jeux d’enfants. L’idée que la différence des sexes joue un rôle fondamental dans la construction de l’individu n’est pas remise en question. plainpicture/cultura
Pendant des décennies, les psys n’ont cessé de répéter que la différence des sexes jouait un rôle fondamental dans la construction de l’enfant. À commencer par celle de ses parents : l’enfant avait besoin d’une mère et d’un père pour se construire, chacune et chacun assumant des fonctions complémentaires nécessaires à son équilibre. Et quand il allait mal, l’absence du père (notamment en cas de divorce) ou sa « démission » était régulièrement pointée du doigt. Au risque de culpabiliser les mères seules, sommées de trouver dans leur entourage une figure masculine de substitution (un oncle, un grand-père, un beau-père). Ces préceptes qui ont imprégné depuis plus d’un siècle toute la littérature psychanalytique, et influencé les pratiques des professionnels de l’enfance, seraient-ils devenus obsolètes ?
« Quasiment tous les psychanalystes considèrent que la différence des sexes est fondatrice dans la construction psychique de l’enfant, assure le psychanalyste Jean-Pierre Winter. Ceux qui disent que “tout cela n’a pas d’importance” sont extrêmement minoritaires, tellement cela va de soi. » Et ce qui compte pour l’enfant, précise-t-il, ce n’est pas simplement le fait de « savoir qu’il y a des hommes et des femmes », mais la différence de sexe qu’il vit dans « les rapports intimes » avec son père et sa mère. Ainsi, « un petit garçon a besoin d’être soutenu dans sa virilité, en s’identifiant à son père ». Certes, rappelle-t-il, il ne s’agit pas forcément du père biologique, mais de celui que sa mère « regarde et désigne comme étant son père » . En tout cas, il a besoin de cette « colonne vertébrale » pour se construire. Inversement, une petite fille doit pouvoir s’identifier à sa mère. « Et quand elle ne peut pas le faire (parce qu’elle ne la trouve pas assez ‘‘féminine’’ par exemple), c’est très angoissant pour elle… Une fille a également besoin d’un père qui la reconnaisse comme telle. » Plus fondamentalement, insiste-t-il, « l’enfant a besoin de cette différence des sexes (NDLR: de ses parents) pour pouvoir se différencier lui-même, sinon il est sous l’emprise du “parti unique”. Comme il a besoin de savoir que sa mère a désiré un homme pour le concevoir. Cette altérité du désir est fondamentale pour la construction du psychisme. »
Pour d’autres psys, en revanche, ces processus sont historiquement datés et doivent être aujourd’hui revisités. « L’enfant sait, depuis sa naissance, que la nature est organisée autour de deux sexes, explique Serge Hefez, psychiatre et psychanalyste.
Et cela, on ne le remet en cause. En revanche, il convient de se demander jusqu’à quel point l’ordre symbolique doit se calquer sur cet ordre biologique, y compris au sein de la famille. »
Ainsi, « un enfant construit son identité sexuée en allant puiser chez les autres des éléments masculins et féminins qu’il va incorporer ». Mais il n’est pas forcément nécessaire qu’il retrouve ces éléments (de différences de sexe) chez ses parents. « Si dans la réalité, il vit avec une mère seule, ou deux parents du même sexe, l’enfant va les puiser dans son entourage. »
Certaines fonctions (symboliques) attribuées au père dans la psychanalyse sont par ailleurs des fonctions « sociales », considérées aujourd’hui comme « dépassées ». La fonction d’autorité par exemple : elle peut être désormais exercée par la mère. La loi l’a d’ailleurs reconnu dès 1970 en substituant à la « puissance paternelle » une « autorité partagée » . Et beaucoup admettent aujourd’hui qu’un père peut « materner » son enfant et qu’une mère peut être plus autoritaire que son conjoint.
De la même manière, la fonction de « tiers séparateur », traditionnellement dévolue à l’homme, pour empêcher l’enfant de fusionner avec sa mère, ne serait plus exclusivement incarnée par lui. Quand les pères partageront leur congé parental avec la mère, souligne Serge Hefez, cette fonction sera assumée alternativement par l’un et par l’autre.
« un enfant construit son identité sexuée, en allant puiser chez les autres des éléments masculins et féminins qu’il va incorporer. »
Vu d’ailleurs
La Suède, engagée dans la « pédagogie du genre »
‣ Ce pays du Nord lutte contre les stéréotypes sexuels dès l’âge de la crèche. ‣ Cette orientation qui se répand dans la société vise à favoriser l’égalité des chances et à combattre les discriminations. Au risque de gommer les différences.
STOCKHOLM De notre envoyée spéciale
Dans une pièce aux couleurs vives, un petit garçon de 3 ans joue parmi d’autres. Il porte une robe brodée de paillettes dorées. Un déguisement qui ne suscite ni surprise ni commentaire. « Ici, on ne prête pas attention à la façon dont les enfants sont vêtus. Ce n’est pas leur apparence qui dit qui ils sont », explique Yvonne Häll, sous-directrice de cette « Förskola » (littéralement « pré-école ») à Stockholm. Dans cet établissement, comme dans l’ensemble de la Suède, désignée en 2010 par le Forum économique mondial comme le pays le plus égalitaire en matière de sexes, on défend très tôt « l’égalité des genres ».
Gérées par les communes, ces institutions (en majorité publiques) très appréciées des Suédois accueillent environ 83 % des enfants de 1 à 5 ans. Toutes doivent respecter la loi sur l’enseignement de 2010 qui réaffirme des principes en place dès 1998 et stipule que « l’éducation préscolaire doit contrebalancer les modèles, stéréotypes et rôles traditionnels des genres. Filles et garçons doivent avoir les mêmes possibilités de développer et d’explorer leurs capacités et leurs intérêts sans limitations imposées par les stéréotypes sexistes (1) . » Dans l’établissement d’Yvonne Häll, « on évite par exemple de dire à une petite fille qu’elle a une jolie robe, ou à un garçon qu’il ne doit pas pleurer. Nous faisons aussi le tri dans la bibliothèque pour veiller à ce qu’il n’existe pas de déséquilibre entre les modèles de héros masculins et féminins. »
Changement de décor à Nicolaigarden, quelques centaines de mètres plus au nord. Il y a cent ans, cette crèche de la vieille ville accueillait des enfants de prostituées. Aujourd’hui, les locaux appartiennent encore à l’Église luthérienne et abritent une des « pré-écoles » publiques dirigée par Lotta Rajalin. On y mène une démarche encore plus volontariste en matière de « pédagogie du genre ». Nicolaigarden est (comme la récente crèche Egalia) l’un des rares lieux où l’on a adopté le pronom neutre « hen » , récemment ajouté au dictionnaire suédois. Intraduisible en français, ce pronom (ni « il » ni « elle ») permet d’évoquer quelqu’un sans le désigner comme masculin ou féminin. Dans cet établissement, où un tiers du personnel est masculin, quand on demande aux éducateurs si le fait d’être un homme est un atout auprès des enfants, ils répondent, un peu agacés: « Nous sommes des individus, voilà tout. »
L’équipe a également banni de son vocabulaire les termes « filles » et « garçons ». « On parle des “enfants” et on ne plaque pas des idées sur eux en fonction de leur sexe », explique-telle. Et précise qu’ « il n’est pas question d’inciter les enfants à changer de sexe, comme le croient certaines personnes qui nous ont envoyé des courriels de menaces » .
Le combat de cette quinquagénaire, mère de deux adolescents, n’est pas nouveau. « Nous avons commencé dès la fin des années 1990 à engager une réflexion sur la façon dont nous agissions avec les enfants. Nous avons été terrifiés par ce que nous avons observé: on disait toujours aux filles d’attendre car les garçons se montraient plus agités, on ne laissait pas les garçons exprimer leur tristesse… Pour changer cela, il faut travailler sur nos préjugés et nos schémas mentaux. Par exemple, toutes les crèches sont ouvertes aux familles homosexuelles, mais si le personnel a des idées préconçues, les beaux discours d’ouverture ne servent à rien. » La démarche adoptée par Lotta Rajalin relève, selon elle, de la « démocratie ». « Nous voulons donner les mêmes droits à tous les individus et apprendre aux enfants à accepter toutes les différences. »
En Suède, cette démarche visant à éradiquer toute distinction sexuelle ne suscite guère d’émotion. Directeur commercial de la marque de puériculture suédoise BabyBjörn, Frédéric Guillaume revient de six mois de congé parental. Ce père de famille français marié à une Suédoise est régulièrement en contact avec de jeunes parents. « Ces expériences extrêmes sont très minoritaires et la majorité des gens n’en voient pas l’intérêt, car la société suédoise est déjà très avancée en matière d’égalité fille-garçon », expliquet-il.
Cette éducation ne suscite pas non plus de débat dans l’Église luthérienne de Suède. « Nous travaillons dans plusieurs directions de manière à augmenter la connaissance et la sensibilisation concernant les homosexuels, bisexuels, transgenres, et personnes “intersexuées”. Auprès des enfants, nous insistons aussi sur l’importance de lutter contre les stéréotypes sur le genre », souligne Peter Ekman, responsable des questions liées à la jeunesse dans l’Église de Suède. De son côté, avec 92 000 membres, la communauté catholique ne se fait guère entendre. Dominicaine française vivant en Suède depuis 1971, Sœur Véronique Tournier regrette cette absence de débat. « On ne peut pas dire que les chrétiens ont une opinion spécifique sur toutes les questions de genre, homosexualité, etc. Il n’y a pas vraiment de débat sur les questions de société. Je dirais que c’est la dictature de la tolérance. Tout le monde a le droit de penser ce qu’il veut et aucune opinion n’est meilleure qu’une autre. La famille a depuis longtemps perdu toutes ses prérogatives. Elle n’est plus le lieu de la construction de la personne ni de l’éducation. Ce rôle revient de droit à l’école. » Un point de vue partagé par Helena d’Arcy, présidente de Respekt, mouvement destiné à aider les femmes confrontées à l’avortement. Cette catholique engagée déplore aussi que cette « pédagogie du genre » gagne du terrain. « Mon dentiste est désormais certifié “HBT” (homosexuel, bisexuel, transsexuel). Je ne pensais pas que les dentistes avaient à être sensibilisés à la sexualité. » Comme de nombreux parents étrangers vivant en Suède, Frédéric Guillaume s’en amuse et s’en agace à la fois. « Ces questions de genre? On en parle plus à l’étranger qu’ici. »
Dans le pays, la démarche visant à éradiquer toute distinction sexuelle ne suscite guère d’émotion.
(1) Curriculum for the Preschool Lpfö 98 Revised 2010, disponible en anglais sur www.skolverket.se
L’Allemagne reconnaît l’intersexuation
Camille Le Tallec
‣ L’intersexuation concerne certains enfants dont les organes génitaux sont difficiles à définir comme mâles ou féminins.
‣ Depuis le 1er novembre, il est possible en Allemagne de déclarer une naissance sans indiquer le sexe de l’enfant.
BERLIN De notre correspondante
Quand ses camarades l’interrogent, Lisa (1), 8 ans, répond qu’elle est « à la fois une fille et un garçon » . Elle porte un prénom féminin, mais préfère se changer dans le vestiaire des garçons. L’enfant est né « intersexué » : ses organes génitaux n’étaient pas clairement identifiables. Selon son acte de naissance, Lisa est pourtant de sexe féminin. « Nous n’étions absolument pas préparés à avoir un enfant intersexué, explique Julia, sa maman. Il a fallu prendre vite des décisions difficiles, notamment lui attribuer un sexe juridique. »
Cette pression, les parents d’enfants intersexués ne devraient plus la subir outre-Rhin. Depuis le 1er novembre, ils peuvent laisser vierge la case relative au sexe sur la déclaration de naissance. L’individu pourra par la suite choisir le sexe féminin, masculin, ou rester en dehors de cette nomenclature. Une première en Europe. « La loi allemande reconnaît qu’un être humain n’est pas nécessairement de sexe masculin ou féminin, souligne Konstanze Plett, professeur de droit à l’université de Brême. C’est un premier pas, car l’intersexuation reste un tabou dans notre société. »
La loi adoptée à l’unanimité au Bundestag (chambre basse du Parlement allemand) découle en partie d’une recommandation du Comité d’éthique allemand, qui réunit 26 juristes, universitaires, médecins, théologiens et représentants des Églises catholique et protestante. Dans un avis rendu public le 23 février 2012, il proposait d’ouvrir la possibilité de mentionner « autre » dans la rubrique « sexe » du registre de l’état civil, et soulignait que les personnes connaissant des « différences sur le plan du développement sexuel » souffraient de « l’ignorance sociale généralisée » et du « manque de respect du corps médical » .
Le Comité d’éthique a été unanime sur le fait de proposer une case « autre » à l’état civil. En revanche, sa majorité s’est prononcée contre le fait d’ouvrir à ces personnes l’accès au mariage. Une position partagée par l’évêque auxiliaire d’Augsbourg (Bavière) Anton Losinger, qui représente la Conférence épiscopale allemande au sein du Comité d’éthique.
« L’Église catholique du pays exige le resp e c t d e s i n t e rsexués », avait-il déclaré sur Domradio, le 24 février 2012, tout en récusant l’expression « troisième sexe ».
« Les gens dont le sexe ne peut être clairement identifié doivent être protégés contre les discriminations sociales », a souligné l’évêque.
Comme beaucoup d’enfants nés intersexués, Lisa a vite été opérée. « À l’époque, nous souhaitions que le sexe de notre enfant soit clairement défini, explique la maman. C’est aussi ce que nous conseillaient les médecins, mais avec le recul, je pense qu’une autre approche est possible. » C’est aussi l’avis de l’association « Personnes intersexuées ». « Les enfants opérés restent des individus intersexués, explique sa présidente Lucie Veith. À la puberté, le fonctionnement de leurs hormones ne correspond pas au sexe qui leur a été assigné. Ils doivent suivre des thérapies hormonales, et parfois, les interventions conduisent à l’infertilité. » Julia espère que la nouvelle législation aura un jour valeur rétroactive pour que Lisa « puisse être reconnue comme elle est » .
(1) Le prénom a été modifié.
« L’intersexuation reste un tabou dans notre société. »
le forum David Le Breton Professeur de sociologie à l’université de Strasbourg (1)
Féminins, masculins, autres
Le corps est aujourd’hui le lieu du soupçon, d’un malaise, voire d’une faute des origines qu’il convient d’effacer par une reprise en main afin de le faire sien. L’individualisme contemporain traduit le fait de se définir à travers ses références propres. Les grands récits qui orientaient les existences individuelles et collectives s’éparpillent dans le foisonnement des petits récits que chacun élabore sur soi. L’individu moderne n’est plus un héritier, assigné à une origine ou à une filiation, il a ses racines dans la seule expérience personnelle. Il s’institue par lui-même, certes sous l’influence des autres car il est toujours saisi dans la trame sociale, mais avec une marge de manœuvre qu’il lui appartient de construire. Nous sommes de moins en moins ensemble et de plus en plus côte à côte.
L’individualisation du sens entraîne simultanément une individualisation du corps, une volonté de le singulariser, parfois de façon radicale, en allant au bout de son désir. L’individualisme démocratique pousse à son point culminant la volonté d’auto-filiation, d’autoengendrement, celle de se mettre au monde tout seul, du moins à travers une décision propre. Les technologies contemporaines autorisent la révocation des anciennes généalogies perçues comme facultatives, voire encombrantes puisqu’elles n’ont pas été choisies. L’anatomie n’est plus le destin évoqué autrefois par Freud mais une incitation à expérimenter sur soi, à multiplier les sensations et les stylisations possibles. Le rêve est d’inventer sa singularité personnelle. Le corps ne détermine plus l’identité, il est à son service.
Tout corps contient la virtualité d’innombrables autres selon les démarches de transformation de soi. Dans nos sociétés, il tend à devenir une matière première à modeler selon l’ambiance du moment, un lieu de mise en scène de soi, un objet transitoire et manipulable susceptible de maintes métamorphoses selon les désirs de l’individu. S’il incarnait autrefois le destin de la personne, son identité intangible, il est aujourd’hui une proposition toujours à affiner et à reprendre. Il est face à soi, en alter ego, terre à conquérir, frontière qui ne cesse jamais de se déplacer car l’individu est sans cesse poussé à changer son image par les nouvelles offres du marché. Le self-service des identités est toujours abondamment garni, immense vestiaire où la singularité implique de se diluer dans un ensemble plus vaste. L’obsolescence de la marchandise est devenue aussi celle d’un corps, prothèse d’un moi éternellement en quête d’une incarnation provisoire pour assurer une trace significative de soi.
Exemple saisissant de ces transformations sociales, la polarité du masculin et du féminin, principe fondamental d’organisation du lien social, est aujourd’hui contestée. Le genre devient le fait d’une décision propre. Le sexe « biologique » d’origine n’étant qu’un pré-texte. Un dispositif symbolique, à la fois technique, visuel, stylistique, produit l’évidence d’être homme ou femme ou en subvertit les catégories. Masculin et féminin n’incarnent plus une vérité ontologique, fondée sur une anatomie intangible, ni même une polarité nécessaire. Là où la fabrique corporelle de soi ne cesse d’élargir son champ d’intervention possible, l’assignation à un genre devient surtout une histoire que l’on se raconte et que l’on accrédite aux autres à travers une stylisation de son rapport au monde. Certains « trans » refusent toute assignation en termes de masculin ou féminin, catégories à leurs yeux obsolètes. Ils revendiquent un troisième genre. D’autres soutiennent la nécessité politique d’une affirmation de la multiplicité des genres. Leur corps est une élaboration chirurgicale et hormonale née de leur volonté propre. Le transgenre est un symbole du sentiment que le corps est une forme à reprendre, une simple proposition à travailler. Il en fait un récit personnel, un programme ajusté, une matière première à retravailler ou à entretenir pour correspondre à son personnage. Il s’agit de construire, par la mise en scène de l’apparence, des opérations de visibilité qui attestent d’une définition provisoire de soi. L’identité narrative, devenue notre lot, et les jeux de transformations corporelles déclinent désormais l’identité en un permanent commentaire sur soi.
Dans une société d’individus le corps est le point ultime où se croise le sentiment de soi, et simultanément le lieu où l’autre commence. Les limites du corps interrogent les limites du lien social. Le corps devient un chantier sans fin, une ressource et non une fixation. Il se mue en un analyseur sans fin des transformations sociales.
(1) Auteur de nombreux ouvrages, dont
L’Adieu au corps, Métailié, 2013 (réédition),
240 p., 10 €.
A l’école, les échos de la bataille du « genre»
DENIS PEIRON
‣ Le gouvernement assure qu’il n’est pas question d’enseigner à l’école la théorie du genre. ‣ D’aucuns redoutent pourtant que les futurs programmes du primaire et l’intervention d’associations agréées pour assurer les séances d’éducation sexuelle n’offrent des occasions de prôner une indifférenciation des sexes.
La « théorie du genre » a-t-elle sa place à l’école ? Y est-elle enseignée ? Le sera-t-elle ? Autant d’interrogations qui reviennent avec insistance, notamment depuis l’entrée en vigueur, il y a trois ans, du nouveau programme de sciences de la vie et de la terre pour les classes de première littéraires et économiques. L’un des chapitres est intitulé, d’une façon que d’aucuns jugent ambiguë, « devenir homme ou femme » . Son traitement, précise un arrêté paru au Journal officiel , aura pour but de « différencier, à partir de la confrontation de données biologiques et de représentations sociales, ce qui relève : – de l’identité sexuelle, des rôles en tant qu’individus sexués et de leurs stéréotypes dans la société, qui relèvent de l’espace social ; – de l’orientation sexuelle qui relève de l’intimité des personnes. »
Plus que ce programme, c’est son traitement dans les manuels scolaires qui a suscité la désapprobation des opposants à l’idéologie du genre. Pour eux, certains éditeurs ont minimisé la part du biologique dans la construction de l’identité sexuelle. « La société construit en nous, à notre naissance, une idée des caractéristiques de notre sexe. Ce qu’on appelle genre, c’est cette construction sociale autour du sexe. Le genre est un concept qui se réfère à la répartition des rôles masculins et féminins dans une société donnée, à un moment donné. (…) Tandis que la référence au sexe traduit une réalité universelle, la construction sociale du genre est variable dans le temps et l’espace », peut-on lire dans le manuel publié par Hachette. « Si l’on s’en tient à une définition biologique, le genre est défini à la naissance par la nature des organes sexuels externes. D’un point de vue sociologique, l’identité sexuelle se définit davantage comme le genre par lequel une personne est socialement reconnue », indique, de son côté, le manuel Nathan. Très vite, 80 députés UMP ont demandé le retrait de ces livres. En vain. Car les éditeurs scolaires sont libres de décliner à leur guise les programmes officiels. À charge ensuite pour les professeurs de choisir, généralement de façon collective, à l’échelle d’un établissement, l’ouvrage qu’ils utiliseront en classe.
Dans l’entourage du ministre Vincent Peillon, on s’emploie à dépassionner le débat.
« Si le mot “genre” n’apparaît pas dans les programmes, on peut le rencontrer dans d’autres documents de l’éducation nationale ou à l’occasion de colloques auxquels elle est associée, tout simplement parce que ce terme est utilisé depuis des décennies dans le champ de la recherche, notamment en sociologie. En revanche, aucune de nos productions ne se réfère à la théorie du genre pour la promouvoir », assuret-on. « Il n’y aurait de toute façon aucun intérêt pédagogique ou de fond à enseigner aux enfants l’indifférenciation sexuelle. » Jean-Marc Ayrault a d’ailleurs lui même tenté d’enrayer la polémique : « Il n’est pas question d’un temps d’enseignement sur la théorie du genre, pas plus dans les programmes scolaires que dans la formation des enseignants », affirmait ainsi le premier ministre dans nos colonnes, fin septembre.
Il n’empêche, les craintes semblent redoubler avec la perspective de nouveaux programmes du primaire, qui devront être rédigés d’ici à 2015. D’autant que l’examen de la loi de refondation de l’école a donné lieu à des amendements, finalement rejetés, visant à promouvoir une « éducation à l’égalité de genre » . Dans le sillage de la « manif pour tous », des « comités de vigilance » se sont constitués. Certains redoutent notamment que l’éducation à la sexualité, obligatoire depuis 2003, dans le primaire comme dans le secondaire, à raison de trois séances par an, ne soit l’occasion de diffuser l’idéologie du genre. « À ce jour, sur le terrain, ces rendez-vous ont rarement lieu, faute d’investissement de la part des enseignants, du reste peu formés. D’où l’idée de confier cette tâche à des associations agréées, dont certaines sont clairement militantes, à l’instar du Planning familial ou SOS homophobie », déplore Olivier Vial, président de l’Observatoire sur la théorie du genre.
Au sein des comités de vigilance, on craint aussi que la lutte contre l’homophobie, dont l’éducation nationale a fait un objectif officiel, ne serve, directement ou indirectement, de levier aux tenants de l’idéologie du genre. Et de se référer à un document publié cette année par le syndicat SNUipp. Intitulé Éduquer contre l’homophobie dès l’école primaire, il propose « des outils théoriques et pratiques pour avancer », notamment des livres de jeunesse qui peuvent être analysés en classe. « Il est nécessaire que les enseignant(e)s et leur formation prennent en compte les études sur le genre dans leurs pratiques quotidiennes, tant au niveau des contenus d’enseignement que des interactions qu’ils/elles ont avec leurs élèves, ainsi que dans la gestion des relations entre enfants », exhorte-t-il. « C’est en effet dès le plus jeune âge qu’il faut agir pour que les enfants se construisent dans le respect des différences individuelles et la richesse des diversités, et apprennent à mieux vivre ensemble, en se libérant le plus possible des assignations liées au système de genre », peut-on lire.
Côté école catholique, l’heure est à la prudence plutôt qu’à l’inquiétude. « Pour l’instant, il n’y a pas lieu de s’alarmer », considère Caroline Saliou, la présidente de l’Apel. Son association de parents d’élèves reste toutefois « vigilante », alors que débutent les travaux pour la refonte des programmes du primaire. Dans une interview à La Croix, cet été, Pascal Balmand, le secrétaire général de l’enseignement catholique, appréhendait, lui aussi, la question avec sérénité. « Je suis en désaccord profond avec la théorie du genre. Mais je ne peux pas faire comme si elle n’existait pas », déclarait-il. « Soit nous transformons l’école catholique en un bunker qui rejette tout ou partie de la société de son temps ; soit nous faisons le pari de l’éducation, en refusant toute instrumentalisation idéologique. »
Côté école catholique, l’heure est à la prudence plutôt qu’à l’inquiétude.
S’en tenir au refus des stéréotypes et des discriminations
DENIS PEIRON
‣ La plupart des enseignants se sentent peu concernés par les débats autour de la « théorie du genre ».
«Une tempête dans un verre d’eau. » C’est l’image qui vient à l’esprit de Serge Lacassie quand on lui parle d’un possible enseignement de la « théorie du genre » en cours de sciences de la vie et de la terre. Le président de l’Association des professeurs de biologie et géologie dit aborder avec ses élèves, conformément au programme, « la construction complexe d’un individu sexué, avec ses dimensions génétique, hormonale, éducative, sociale » . À ses yeux, certains manuels, sans doute rédigés dans l’urgence, présentent « des documents ambigus, peu étayés scientifiquement, voire scandaleux aux yeux de certains ». Mais l’enseignant, estime-t-il, peut choisir de s’en servir pour interpeller les élèves, avec une approche critique. De toute manière, précise-t-il, « nous ne disposons que de cinq séances d’une heure et demie pour traiter l’ensemble du chapitre sur le masculin et le féminin, ce qui ne nous laisse guère le temps d’engager de vastes débats » .
Professeur dans une école primaire parisienne, Stéphane Coutelier, dit, lui, s’en tenir au « refus des stéréotypes et des discriminations, y compris homophobes » . « Il ne s’agit pas de nier des différences physiques ou biologiques mais de réaffirmer la stricte égalité de droit entre filles et garçons », indique-t-il. Et aussi de veiller à ne pas faire de distinctions sexuées s’agissant des activités ou des futurs métiers : « Il n’y a pas d’activités destinées aux filles ou aux garçons. Et si les garçons refusent de jouer au foot avec les filles, on en discute, on essaie de dépasser les idées reçues », raconte-t-il.
Les débats enflammés sur la théorie du genre lui semblent bien lointains. Tout comme à Cyrille Chaleix. Cet enseignant du premier degré, en poste dans la Haute-Vienne, a passé un partenariat avec le médecin scolaire du collège voisin, qui intervient dans sa classe de CM1-CM2 pour parler avec lui aux élèves d’éducation à la sexualité. « Le but est de répondre avec tact aux questions que se posent les enfants, des questions qui sont souvent intéressantes, parfois crues. Imaginons qu’un enfant me demande si un garçon peut devenir fille, je lui répondrais qu’aujourd’hui, techniquement, médicalement, c’est possible. Mais je me garderai d’emmener de ma propre initiative mes élèves sur ce terrain-là. Il y a un âge pour aborder ces questions. Et je ne suis pas certain que cela relève de l’école primaire. »